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Chris

Tant que tu ne renonceras pas à ton

« moi », tu ne croiras jamais en Dieu

Abû Sa’id Ab’il l-Khayr

Les étapes mystiques du Sheikh Abû Sa’id

 

Commençait vraiment à faire chier, l’évangélique !

Depuis qu’il avait croisé la route de Chris, il s’était mis en tête de le convertir et revenait chaque semaine à la charge. En d’autres temps, Chris lui aurait appris les bonnes manières, d’un coup de couteau dans le bide ou en lui pétant toutes ses dents, mais quelque chose l’en empêchait, le regard incroyablement bleu et pur du pèlerin (c’est comme ça qu’il s’était présenté, pèlerin ou pionnier, sans rire) ou son sourire enjôleur ou encore son incroyable obstination. Ce mec se figurait vraiment que Chris accepterait un jour de se convertir et connaîtrait la joie d’une nouvelle naissance dans le Christ. Comme le lui avait finement fait remarquer Paul (le pèlerin s’appelait Paul), il suffisait à Chris d’ajouter un t à son nom pour qu’il devienne Christ.

Tu sais qui je suis ? s’était énervé Chris. Tu sais ce que je fais ? Laisse-moi t’expliquer : je suis un salopard qui vend de la merde aux gosses, je traficote avec les enculés de leur race qui contrôlent les filières clandestines, je baise, tous les soirs ou presque, une meuf différente sans capote, j’ai déjà tiré sur des hommes, j’en ai sûrement flingué un ou deux, je fume régulièrement du shit, je prends parfois des trucs plus durs, des saloperies qui me déglinguent la tête, il m’arrive de donner un coup de main aux bandes de vampires qui piquent leurs organes aux sans-abri, je serais plutôt un diable qu’un Christ, t’es dans l’antre de l’Antéchrist, mon pote, dans la piaule de Magog en personne (il avait jeté un œil sur la partie Apocalypse, destroy, de la Bible, que l’autre avait réussi à lui fourguer, Gog, Magog, ça lui avait bien plu), tu ferais mieux de te tirer avant que je te pourrisse ta putain d’âme.

Paul avait souri. Un drôle de sourire qui disait : pas la peine de t’énerver, mon vieux, pas la peine de jouer les grands méchants, tu finiras tôt ou tard par m’entendre, tu finiras tôt ou tard par embrasser la foi, ton âme aspirera tôt ou tard au salut. Le pire était que Paul jouait les missionnaires en dehors de ses heures de travail – il travaillait dix ou douze heures par jour dans une compagnie d’assurance médicale pour un salaire de misère. Il disait avec un grand sérieux que la prospérité allait de pair avec la foi (mille trois cents euros par mois, c’est ça qu’il appelait la prospérité ?), que la terre entière entendrait bientôt la parole du Christ, que la dernière bataille était engagée entre le Seigneur et l’Armagueddon. Chris pouvait être sauvé et siéger à la droite de Dieu : il lui suffisait de confier ses fautes à Jésus et de se purifier par l’eau du baptême. Qu’est-ce que ça te coûte de m’accompagner une fois, une seule fois, à un groupe de prières ou à un office du dimanche ? Ben, deux heures de sommeil ou une partie de poker avec des potes dans un squat du 7-7 ou du 9-3. Paul prenait congé sans se départir de son sourire en promettant de revenir le lendemain.

Une fois, Chris lui avait demandé pourquoi il s’obstinait comme ça à vouloir sauver un keum qui n’avait strictement rien à branler du salut de son âme, et Paul avait répondu : j’ai choisi de répandre la lumière du Christ dans les endroits où elle a très peu de chances de parvenir. Avant de rencontrer Jésus, j’étais comme toi un pécheur, un homme corrompu, un suppôt de Satan, je me croyais à jamais perdu dans les méandres obscurs, puis la grâce de Dieu est tombée sur moi, un homme m’a aidé à me relever, à reconquérir ma dignité, et l’eau du baptême m’a purifié de toutes mes fautes, je suis devenu un soldat de l’immense armée du Christ, une armée présente sur les cinq continents et forte désormais de plus de trois milliards de fidèles. Mais pourquoi moi, merde ? avait insisté Chris. T’es amoureux de moi, ou quoi ? Les brebis les plus difficiles à ramener dans le troupeau font les chiens de garde les plus féroces et les bergers les plus respectés, avait déclaré Paul, la main sur la poignée de la porte. Je t’ai regardé au fond du cœur, Chris, je sais ton immense valeur, je t’aime comme un frère, non comme un sodomite, l’homosexualité n’a pas de place dans notre église.

La haine des pédés, leur premier point commun. Le refus des capotes leur deuxième, mais pas pour les mêmes raisons : Chris n’en mettait pas parce qu’il détestait emmailloter son engin dans du latex, il aurait eu l’impression de fourrer une poupée gonflable ; Paul parce qu’il ne baisait pas en dehors du mariage et que, comme il n’avait pas encore rencontré la femme que le Seigneur lui destinait, il ne baisait pas du tout. T’as jamais baisé, t’as jamais été sucé, tu t’es jamais branlé, t’as jamais joui ? Grâce à Dieu, je me suis converti avant d’être tenté par la chair. Et quand tu bandes, comment tu te soulages ? J’attends que l’érection passe et, Dieu merci, elle finit toujours par passer. Qu’est-ce que t’as fait comme connerie alors ? J’ai mis un pied dans la délinquance, j’ai commencé à voler dans les magasins, dans les voitures, dans les appartements, j’ai intégré une caillera dans la région de Marseille, ah, c’est ça ton accent ? puis j’ai été surpris pendant un cambriolage et condamné à cinq ans de détention dans un centre de prévention pour mineurs. La grande chance de ma vie, loué soit le Seigneur : j’y ai rencontré mon grand frère Aimé, Aimé l’éducateur qui m’a parlé de Jésus, Aimé, la bonté incarnée, qui m’a accompagné sur son chemin de rédemption.

Quand Paul sortait de l’immense foutoir qui servait d’appartement à Chris, ce dernier restait un long moment songeur avant de se souvenir que ses potes ou une meuf l’attendaient quelque part dans une cave ou une usine désaffectée de banlieue. Il avait beau se foutre du pèlerin et de ses airs de puceau, il ne pouvait empêcher ses paroles de se frayer un chemin dans la boue de ses pensées. Il réfléchissait, il se demandait à quoi rimait sa putain d’existence. À part tirer des poufs à moitié ou complètement défoncées, à part prendre le fric de pauvres bougres contraints de fuir le pays, à part refourguer du shit trafiqué à des gosses de riches en mal de sensations, à part rajouter des tatouages et des piercings sur un corps déjà plus décoré qu’un arbre de Noël, à part chasser la nuit les organes frais, à part jouer les porte-flingues pour les gros bonnets des trafics, il ne faisait rien de sa vie, elle coulait entre ses doigts comme une eau sale, aucun feu ne brûlait dans ses veines, dans ses yeux, dans son cœur, il s’enfonçait tranquillement dans le dégoût froid de lui-même.

Un visage revenait sans cesse le hanter, la fille qu’il avait placée dans une filière clandestine en partance pour l’Afghanistan. Elle paraissait âgée de dix-huit ans, elle en avait probablement quinze, peut-être moins. Une gamine en fugue comme il en existait des centaines dans la région parisienne. Il avait profité de son désarroi pour l’obliger à lui tailler une pipe. Il n’avait pas résisté à la tentation d’humilier cette gosse dont les fringues et les manières trahissaient les origines bourgeoises. Elle ne l’aurait même pas regardé si les circonstances ne l’avaient pas contrainte à recourir à ses services. Elle l’avait fait jouir en très peu de temps, plus vite et mieux que la plupart des pétasses qu’il fréquentait, expérimentées pourtant, des professionnelles pour certaines. Lui qui prétendait ne jamais rien regretter, il regrettait de s’être montré dégueulasse avec elle, il regrettait de lui avoir piqué ses cinq mille balles et de l’avoir expédiée dans le grand congélateur de l’Europe de l’Est plutôt que de la convaincre de rentrer chez elle, il ne parvenait pas à l’oublier. Fallait-il lier ses premiers remords à l’irruption de Paul dans son existence ? Et aussi ses brusques envies de rangement, de clarté, de propreté ? Il appréciait de moins en moins les soirées passées avec ses potes à boire des bières tiédasses, à fumer des merdes de plus en plus brutales, à écouter les nouveaux rappeurs clandestins qui n’avaient plus grand-chose à dire, à se partager des taspés incapables de faire la moindre différence entre eux. Il restait chez lui, les yeux rivés sur la grande carte épinglée au-dessus du bureau, un grand mot pour désigner la planche posée sur deux tréteaux sur laquelle une poubelle géante semblait s’être déversée, il essayait de deviner quelle région traversaient maintenant la fille et les autres passagers de la filière clandestine, pays tchèque, Ukraine, Russie, Turkménistan, Afghanistan, il se demandait pourquoi une gonzesse de quinze ans, une gosse de riche, se barrait ainsi de chez elle, pourquoi elle tenait tant à gagner l’Amérique, la grande putain américaine qui avait pris l’Europe en tenaille entre les armées ousamas et les cohortes évangéliques, pourquoi elle avait accepté d’affronter les moins vingt ou moins trente degrés de l’Europe de l’Est plutôt que de se replonger dans la tiédeur de sa maison, pourquoi elle avait accepté de prendre sa bite dans sa bouche et d’avaler son sperme. Il avait cru la posséder, la marquer comme un chien son territoire, il n’avait rien su d’elle, elle était sortie de sa vie aussi solitaire, aussi secrète, qu’elle y était entrée. Alors, de guerre lasse, il lisait des passages de la Bible donnée par Paul tout en regardant d’un œil distrait les inepties qui défilaient sur le vieil écran à plasma récupéré chez un particulier – sans l’accord du particulier.

Il n’excluait plus catégoriquement d’accompagner ce satané pèlerin dans son temple.

 

Que des mecs dans l’assistance. Paul avait bien fait de préciser que son église ne tolérait pas les pédés.

« Entre eux, les hommes se sentent davantage en confiance pour exprimer le fond de leur cœur. Rassure-toi, l’église n’a pas l’intention d’exclure les femmes de ses sessions d’exorcisme.

— De quoi ? »

Paul avait ri : la cérémonie n’avait rien à voir avec les séances gesticulantes et hurlantes qu’on voyait dans les vieux films, tu sais, le vomi vert, la tête qui tourne à trois cent soixante degrés, c’était seulement une façon de se soulager de ses fautes. Nul n’était tenu de participer, chacun devait se sentir libre, personne ne serait jugé quelle que fût sa décision.

Le temple n’avait de temple que le nom. Il ne ressemblait pas à une église traditionnelle, du moins telle que Chris se la représentait, c’était une ancienne salle de cinéma qui avait conservé ses fauteuils en velours bleu marine et son rideau rouge tiré devant l’écran légèrement concave.

Seule la croix dressée au milieu de la scène tout près d’un pupitre transparent et de deux énormes amplis noirs témoignait de sa nouvelle affectation.

« Nous sommes pour l’instant obligés de louer cette vieille salle, glissa Paul à l’oreille de Chris. Mais la mairie de Paris nous a promis de nous donner bientôt un temple. »

Ils s’étaient installés au troisième rang. Paul était passé chercher Chris à son appartement de la ville nouvelle de Lognes (qui, à force d’être nouvelle, avait pris un sacré coup de vieux, mais on continuait de l’appeler ville nouvelle, l’habitude), et ils avaient gagné par l’A4 la porte Dauphine dans le 12e arrondissement de Paris. La voiture de Paul, une caisse pourrave que Chris aurait eu honte de refiler à une casse, avait parcouru tant bien que mal les vingt kilomètres dégagés par les saleuses et les chasse-neige. Le pèlerin s’en foutait, il n’accordait aucune importance aux voitures, ni à ses fringues pourtant craignos, ni à ses pompes de grand-père, seul le préoccupait le salut de son âme. Des chants religieux, anglais et français, passaient en boucle sur le vieux lecteur CD, avec, dans le tas, du rap, du gospel, du folk et de la musique gitane. Paul avait parlé, beaucoup parlé, dans la bagnole, il avait raconté son enfance dans la région de Marseille, le soleil qui habillait la misère de couleurs chatoyantes, les bagarres entre les cailleras, les baignades dans une Méditerranée de plus en plus froide. Il n’avait pas connu son père, tué par l’amant de sa mère alors qu’il n’avait pas encore un an. Sa mère ne s’était pas occupée de lui, courant d’homme en homme, saisie d’un besoin de séduire de plus en plus névrotique. Elle avait perdu la tête et on avait dû l’enfermer dans un établissement psychiatrique. Il lui rendait visite une ou deux fois par an, elle ne le reconnaissait pas, il priait pour elle tous les jours.

La salle se remplit d’hommes de tous âges et de toutes conditions, avec une forte proportion d’Antillais. Chris fut surpris de découvrir, parmi les fidèles sapés comme des chefs d’entreprise, des sans-abri, des types affublés de hardes plus crades et puantes que l’intérieur d’une vieille poubelle. L’église de Paul ramassait dans les bas-fonds (mais Chris lui-même, avec ses tatouages, ses piercings et ses fringues râpées n’avait-il pas été repêché dans les bas-fonds ?) Puis le pasteur surgit des coulisses, accompagné de deux assistants, jeunes, vêtus de costards gris, équipés de guitares électriques qu’ils branchèrent aux amplis. On aurait dit l’entrée d’un groupe de rock de la fin du XXe siècle.

Chris s’était un temps intéressé à la musique des années 1970, pop mélodique des Beatles, riffs rageurs de Led Zeppelin, son lourd et saturé de Deep Purple, ambiance planante de King Krimson, puis il avait évolué rapidement vers le néorap de l’après-guerre, un genre surnommé racave (comme rave ou rage dans les caves), interdit quatre ans plus tôt pour incitation à la pornographie et la violence, il avait fréquenté les groupes qui se produisaient dans les salles clandestines et déversaient sur le public défoncé des flots saccadés de mots assemblés dans un désordre savant (le racave était devenu un signe de reconnaissance, un mode d’expression, une langue).

« Soyez les bienvenus dans la maison du Seigneur, frères. »

Une suite d’accords ponctuèrent les premiers mots du pasteur et planèrent au-dessus de l’assistance déjà électrisée. Des cris lui répondirent dans les travées, gloire à Jésus, alléluia, Dieu vous bénisse… La vitesse à laquelle les visages se métamorphosèrent en masques de ferveur sidéra Chris. Les têtes partaient en arrière, les yeux brillaient, les corps assis ou debout, dans les rangées ou dans les allées, commençaient à se balancer. Chris avait toujours cru que la transe était réservée aux foncedés, aux mecs et aux meufs complètement barrés qui se rassemblaient dans les cimetières pour se livrer à des rituels sataniques, qui méprisaient la douleur au point de se saigner mutuellement et de boire le mélange de leurs sangs.

Aux barges, quoi.

« Vous êtes venus ici, frères, parce que vous avez entendu l’appel du Seigneur, oh oui, l’appel de Jésus, car le Berger n’abandonne aucune de ses brebis, le Berger voit dans les cœurs, le Berger voit le désespoir dans les cœurs, le Berger ne laisse pas les ténèbres envahir les cœurs.

— Alléluia ! Loué soit le Seigneur ! »

Paul était à son tour entré dans la transe, yeux révulsés, sourire extatique, corps secoué de spasmes. Les rythmiques soutenues et rauques des guitares soutenaient la psalmodie lancinante du pasteur.

« Le Seigneur ne vous abandonnera pas dans les ténèbres, oh non, le Seigneur ne vous laissera pas seul avec vos peines, le Seigneur chassera les démons qui vous tourmentent, le Seigneur est votre Pasteur, mes frères, il vous conduira dans les vertes prairies…

— Alléluia ! »

Le chant se prolongea jusqu’à ce que tous les membres de l’assistance lèvent les bras et frappent des mains. Chris se sentait gagné par l’énergie qui submergeait la salle, mais il ne se laissait pas emporter, pas encore, une partie de lui résistait, restait incrédule, trouvait puéril, ridicule, ce déferlement de ferveur. Comme il avait rejeté la foi de ses parents et toutes les bondieuseries en général. Il n’avait pas envie de quitter le Chris familier, le Chris insouciant et branleur qui s’en allait sur ses trente ans sans jamais avoir franchi le seuil de l’âge adulte. S’il se laissait happer par le courant, il ne serait plus jamais le même, il ne se reverrait plus, il porterait, comme Paul, un costard et une chemise de moldu, il aurait des ampoules électriques à la place des yeux, il sourirait comme un con entre chaque phrase, il entrerait dans le monde des certitudes glorieuses, il serait à son tour un pèlerin, un pionnier, un maillon de la grande chaîne christique qui ceinturait le monde. Les conditions n’ont jamais été aussi bonnes, avait certifié Paul : le peuple hébreu est revenu sur sa terre, les populations du monde entier ont entendu ou entendront la parole du Seigneur, le Christ va bientôt revenir, livrer l’ultime combat, extirper la bête immonde du cœur de l’humanité, tu ne voudrais pas, Chris, passer à côté d’un tel événement.

Le pasteur et les guitares se turent, les murmures, les soupirs, les sanglots brisèrent le silence qui retombait sur les visages bouleversés, en sueur et en larmes. Le pasteur invita les hommes qui le souhaitaient à monter sur la scène et à exprimer devant l’assemblée le fond de leur cœur, sans crainte et sans haine, car Jésus ne jugeait pas, le Seigneur était tout amour, alléluia.

Un premier homme dévala l’allée latérale, gravit la volée de marches, se présenta devant le pupitre, échangea quelques mots avec le pasteur.

« Voici Claude. Claude a quelque chose de très important à nous dire, Claude a connu des jours difficiles avant de rencontrer le Seigneur. »

Claude, un quinquagénaire vêtu d’un costume bon marché à qui il ne restait pratiquement plus de cheveux, se dandina quelques instants devant le micro, les yeux clos, la tête baissée, comme s’il allait puiser les mots dans les eaux profondes et troublées de son être. Puis il parla, une farandole de mots prononcée d’une voix brisée, entrecoupée de sanglots, il raconta sa vie, sa vie misérable avant que Jésus n’entre dans son cœur, il buvait et battait sa femme, oh oui, il battait sa femme, et ensuite il pleurait toutes les larmes de son corps prostré au-dessus de son épouse ensanglantée et gémissante, mais ses regrets ne l’empêchaient pas de recommencer le lendemain, car le démon avait pris la forme de la boisson, le serpent le tentait jour et nuit, il fouillait les poubelles pour dénicher un fond de bouteille oublié, les poubelles, mes frères, et il rentrait à la maison lorsque le serpent alcool avait pris possession de lui, alors il ne supportait pas le regard de sa femme, oh non, il n’admettait pas ses reproches muets, et il commençait à la frapper, sous les yeux des enfants, Seigneur pardonne-nous nos offenses, sous les yeux de mes enfants, et les yeux de ses enfants le hantaient jour et nuit comme l’œil dans la tombe de Caïn, les remords grandissaient en lui, les remords lui rongeaient les entrailles, les remords l’auraient tué si Jésus n’était pas entré dans sa vie, Jésus avait trouvé le chemin de son cœur, alléluia, alléluia, sa femme, louée soit-elle, avait parlé de son problème à un juge, le juge, loué soit-il, lui avait donné le choix entre un séjour dans un établissement psychiatrique et un suivi psychologique dans un groupe de probation de son quartier, il avait choisi la seconde solution, oh oui, il avait rencontré des hommes et des femmes qui l’avaient accueilli avec une grande bonté, loués soient les serviteurs du Christ, et Jésus lui avait parlé, il avait entendu l’appel de Jésus, il n’avait plus jamais touché à l’alcool, il n’avait plus jamais levé la main sur sa femme, il était devenu bon mari et bon père, les yeux de ses enfants s’étaient levés sur lui avec amour et fierté, et il criait à la face du monde son amour pour le Sauveur, il voulait le partager avec chaque homme, avec chaque femme, sur cette terre, il partirait l’année prochaine avec son épouse et ses enfants pour l’Amérique, l’église avait accepté sa candidature, il deviendrait un soldat du Christ, un apôtre, il porterait la lumière du Seigneur sur les terres lointaines, il serait son humble serviteur, son porteur de torche, il éclairerait les ténèbres des frères prisonniers des faux dieux, il enlèverait de leurs épaules le joug de Satan comme on l’avait enlevé des siennes, alléluia, alléluia. Un tonnerre d’applaudissements et de hurlements ensevelit la fin du témoignage de Claude.

Un autre homme se présenta sur la scène, il s’appelait Daniel, sa peau était de bronze, ses yeux brillaient comme le diamant, il était grand et large d’épaules, il venait de Martinique, il parlait d’une belle voix chaude avec une pointe d’accent créole, il avait beaucoup péché avant de rencontrer Jésus, beaucoup péché, mes frères, il avait trompé sa femme avec d’autres femmes, il ne pouvait s’en empêcher, Satan le tentateur avait pris la forme des femmes, il avait commis un grand nombre d’adultères, un grand nombre, mes frères, il était comme le bouc en rut qui couvre toutes les chèvres, comme le coq qui convoite toutes les poules, un homme qui ressemblait à l’animal en rut, voilà ce que Satan a fait de moi, mes frères, un animal en rut, et puis Jésus m’a pris sous son aile, j’ai levé les yeux sur Jésus, Satan s’est retiré de moi, les femmes ont cessé de me tourmenter, je suis retourné près de l’épouse que m’a confiée le Seigneur, je n’ai plus connu d’autre femme qu’elle, alléluia, loué soit Jésus.

Il en vint un troisième qui s’appelait Guy, il ne cessait de pleurer pendant qu’il parlait, si bien que ses larmes éclataient sur ses lèvres en mouvement et que le haut de sa veste grise ne tarda pas à en être maculé, la voix de Guy, l’homme sans âge à la face creuse et blême, monta dans la salle comme une interminable plainte, Guy avait quitté sa femme et ses enfants parce qu’il ne supportait plus leurs cris, il avait cessé son travail parce qu’il ne supportait plus ses collègues ni ses chefs, il ne supportait plus rien ni personne, il avait vécu dans les rues à la façon d’un mendiant, il s’était battu au sang pour un quignon de pain, il était descendu plus bas que les hommes étaient jamais descendus, il avait uriné et déféqué dans ses vêtements, Seigneur, il faut être tombé bien bas pour se vautrer dans ses excréments comme un immonde pourceau, puis, au fond de sa déchéance, Jésus était venu le chercher, Jésus avait pris les traits et la voix d’une jeune fille de l’Armée du Salut, Jésus l’avait lavé de ses souillures, et il s’était redressé, il avait retrouvé du travail, il avait rejoint sa famille, oh, le bonheur de compter sur une véritable famille, sa famille l’avait accueilli comme le fils prodigue, comme le mari prodigue, comme le père prodigue, et il avait rendu au centuple à sa famille ce qu’elle lui avait donné, alléluia, alléluia.

Tandis que le pasteur appelait d’autres membres de l’église à témoigner, Chris entreprit de sortir de sa travée. Tous les regards se posèrent sur lui, dont celui de Paul. Il lut une fierté anticipée dans les yeux du pèlerin. Sur les épaules de Chris pesaient désormais tout le poids, tous les espoirs de l’assemblée. Ils guettaient son témoignage comme une nuée de vautours lorgnant un animal sur le point de s’écrouler. Ils avaient besoin de se repaître de l’expérience des autres, la leur ne suffisait pas à les nourrir. Ils rappelaient à Chris les keums des cailleras de banlieue, obligés de frimer, de hurler, pour obtenir un semblant de crédibilité et de respect. Pas question d’ouvrir son cœur devant ces hommes, d’être lié par un abject pacte de culpabilité et de sang. Il voulait rester libre, libre de ses pensées, libre de ses actes. Trouver sa propre voie. Aimer les autres avec leurs secrets.

Poussé par les regards, Chris dut se faire violence pour, au sortir de la travée, ne pas prendre la direction de la scène. La déception de Paul le pourchassa jusqu’à ce qu’il parvienne dans la rue, comme l’œil de Caïn dans la tombe. La neige tombait en abondance sur Paris. L’air frais le ravigota. Le pèlerin, tenace, reviendrait sans doute frapper à sa porte. Il saurait quoi lui répondre la prochaine fois.

Les Chemins de Damas
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